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samedi 3 janvier 2015

« Letter from an unknown woman » de Max Ophüls (1948), avec Joan Fontaine et Louis Jourdan


« C’était le plus important de mes films, et il est raté », dit Ophüls à son producteur John Houseman, une nuit de déprime, vers la fin de tournage.
Ce n'était probablement qu'un petit coup de fatigue… 

Ophüls, c'est "stylé" (comme disent les djeunes), c'est classe, c'est l'élégance même. 
Les ombres portées sur les murs; les plans-séquences invisibles ; les noirs magnifiques (le directeur de la photographie : Franz Planer, l’un des meilleurs de l'époque, fera notamment Breakfast at Tiffany’s 13 ans plus tard) ;
les mouvements de caméra complexes et fluides ;
les décors où sont pensés la moindre bougie dans un coin, les reflets sur les boutons d'un siège (le directeur artistique, Alexander Golitzen, l'un des plus raffinés du studio Universal, a travaillé avec Hitchcock, Lubitsch, Lang, Welles -Touch of Evil- et sur neuf films avec Sirk)…

Dès les premières images, je me sens bien dans cet univers chic et cosy… comme dans les films d'Hitchcock. Une nuit à Vienne en 1900. Il pleut. Une calèche roule sur les pavés mouillés. En sort Stefan Brand, en frac et hauts de forme. Il regagne ses pénates, fatigué, croise son valet muet, boit un cognac… et ouvre une lettre. 

Chic et cosy : Lisa est mannequin dans une maison de couture, chez Mme Spitzer.
Chic et cosy : Lisa et Stefan dans la loge-coquillage d'un restaurant, à la lueur des bougies,  homard et valpolicella (vin vénitien).

"By the time you read this letter, I may be dead." La voix chaude, pure, de Joan Fontaine dit ces premiers mots de Lisa. Premier flashback. En fait l'essentiel du film est au passé. Quelques retours au présent (via des flous) nous ramènent sur Stefan réagissant à ce qu'il lit…
Exemple réussi de film qui raconte une vie sur la durée : au début, Lisa est adolescente, lorsqu'elle voit arriver dans 
la cour les affaires d'un nouveau voisin qui emménage, le fameux Stefan Brand.

D'ailleurs Joan Fontaine (qui manquait de confiance sur le tournage), très mignonne (regard tendre), joue bien l’ado. 
La petite ouvre la porte à son amoureux secret. Il se retourne pour la regarder : vision (ci-contre) qui sera reprise, fantomatique, à la toute fin, au moment où Stefan se rendra à son duel-suicide. Lisa rougit devant sa copine. 
La mère de Lisa lui apprend qu'elle va se remarier avec un tailleur pour militaires : elles vont partir à Linz, une ville de garnison. Magnifique voix de Joan Fontaine qui déraille : « I won’t go » et de filer.

La musique. 
C'est le filtre d'amour qui va envoûter Lisa. 
Elle écoute en douce son nouveau voisin jouer du piano : Stefan Brand est un pianiste doué, renommé. Chez lui : une lyre, un portrait de Mahler (compositeur mélancolique), et une vue sur les toits (non exploitée, juste en fond romantique).
Ophüls s’est occupé lui-même de la musique, avec un soin amoureux.
"I’ve been filled with your music", écrit Lisa.
La soirée que Lisa et Stefan passe ensemble dans une Vienne sous la neige est l'acmé du film, le seul moment réellement partagé, où ils échangent en direct. 
Ce moment magique est accompagné de toutes sortes de musique :
- trois gamins jouent dans la rue. Stefan leur donne de l’argent.
- musique discrète dans le café enfumé, bien au chaud, à la lueur des bougies : on les voit monter dans un fiacre à travers la vitre embuée.
- orgue de barbarie mélancolique pour la scène au Prater ;
- orchestre type Armée du salut pour la dernière valse, en fin de soirée, qu'ils sont les seuls à danser…
- piano désaccordé (cf photo).
Et plus tard, quand Lisa rentre dans la chambre de leur fils, fruit de la brève union d'un soir, le petit (orphelin de père) est en train de jouer de l’harmonica.

A la gare, au début, le beau-père bedonnant, moustachu et stressé de Lisa compte et recompte leurs valises. Evidemment, ces préoccupations matérielles passent au-dessus de la tête de l'adolescente amoureuse. 
"Nothing else mattered". Lisa retourne donc à leur appartement, plus déterminée que jamais à déclarer sa flamme à ce voisin romantique, prête à se jeter à ses pieds. Elle tape à sa porte. Il n'est pas là. Qui n'a jamais vécu ces moments de folie amoureuse ? 
Détail comportemental qui sonne juste : lors de la scène de nuit au Prater (qui ne figure pas dans le roman), Stefan sort du faux wagon où ont défilé des décors d'Epinal de différents pays. 
A la vieille qui tourne une manivelle pour actionner ces décors, il dit "On a fait tous les pays", et il la paie pour un nouveau tour du monde. Et avant de s'engouffrer dans le wagon, il se retourne vers elle et lui dit :
«Nous revisitons les paysages de notre jeunesse ». J'ai trouvé très juste ce besoin de partager son bonheur amoureux avec une inconnue qui y contribue.
Très juste aussi cette façon de flirter du séducteur, à la fois sincère et inconséquent :
- Promise me something.
- Anything.
- I don't even know where you live. Promise me you won't vanish.
- I won't be the one who vanishes.

Lisa fait partie de ces femmes qui permettent aux pires égoïstes d'être en couple car elles croient au fond qu'elles peuvent les sauver, les aider. 
« Vous vous connaissez si peu » lui dit-elle, elle qui ne le "pratique" qu'à distance, et qui n'a partagé que quelques heures avec lui. Et lui abonde dans son sens : « I feel that you understand what I can’t even say. »

Mais Stefan n’est pas un manipulateur, au début du moins. Il est sincère… sur le moment. Et comme c'est elle qui raconte l'histoire, on a l’impression qu'une histoire d'amour est possible.  Et puis Stefan la retrouve chez Mme Spitzer et, alors qu'elle fait la mannequin devant lui (ci-contre), qu'elle n'est pas libre de réagir normalement, il lui apprend qu'il va devoir quitter Vienne. C'est lâche, c'est louche. Mais quand il dit « je serai retour dans deux semaines », il y croit et on a envie d'y croire.
A nouveau, à la sortie de l’Opéra, quand il la poursuit - «Je vous assure que c’est vrai. Je ne me souviens plus » - il est cruellement sincère. 
“Have you ever shuffled faces like cards, hoping to find one that lies somewhere, just over the edge of your memory? The one you've been waiting for? Well tonight when I first saw you, and then later when I watched you in the dark, it was as though I'd found that one face among all the others. Who are you?”
Le beau parleur ne se souvient pas de cette femme, mais son valet muet, lui, se souvient de Lisa. 
Lors des dernières retrouvailles, quand 
tous les espoirs de Lisa s'effondrent, la mécanique du séducteur l'emporte. Stefan lui propose un souper. "As far as I’m concerned, all the clocks in the world have stopped". 

Lisa veut être celle qu’il attend. Stefan lui fait comprendre que c’est fini, qu'il n'attend plus rien. Le piano est fermé à clé. Il ne joue plus. Il part dans ses paroles superficielles, elle se met à pleurer. Nous, on sait que son mari va la quitter, que son fils va mourir du typhus. "Are you lonely there?", lui demande-t-il pendant qu'il fourbit, dans une pièce attenante, son attirail de séducteur (champagne, coiffure etc…) "-Very lonely."

"La caméra existe pour créer un art nouveau", disait Ophüls, "pour montrer à l’écran ce que l’on ne peut voir ailleurs, ni dans la vie, ni au théâtre. » Ce qu'Ophüls nous montre dans ce film, c'est le regard intérieur de Lisa sur elle-même. "Letter from an unknow woman" est un film dont Lisa est auteur, interprète et metteur en scène. Elle se met en scène à 12, 20 et 30 ans, mais toujours comme une femme de 30 ans qui joue un rôle, se montre, projette son image et ses plaisirs.
La nuit, où elle l'attend devant chez lui, dans la neige, elle se présente comme tombée du ciel. Derrière elle, dans une niche, une discrète statue de la Vierge (ci-contre). Lisa s’est gardée… pour Stephen. 

Elle évoque les centaines de fois précédentes où elle est venue en vain, mais on ne voit que celle où il va la remarquer : la folie de Lisa est escamotée ("Je restais des heures devant votre porte, luttant contre le sommeil, de peur de ne pas vous voir"), comme le fait que dans une Vienne conservatrice, ce genre de comportement puisse amener Stephen à la considérer comme un fille facile. 
C’est toujours le point de vue de Lisa : elle est dans la lumière, elle est un phare, on se rappelle d’elle, de ses émotions. Lui est dans l’obscurité.

Elle vit dans son imaginaire et préfère cela. Sa remarque quand ils se promènent au Prater, le parc d'attractions de Vienne, 
est révélatrice : comme c’est la nuit, tout est fermé. Mais c'est encore mieux. Et elle dit qu'elle préfère l'hiver au printemps, car au printemps, il n'y a rien à imaginer. Et toujours dans cette séquence, Stefan raconte qu'il a beaucoup voyagé, alors que Lisa n'a voyagé, petite, qu'à travers les prospectus ramenés à la maison par son père… avant qu’il ne les quitte.

La construction dramatique est assez simple : montée (de l'espoir, ascension sociale) et descente (vers le désespoir, la maladie, le deuil, la séparation et la mort). Par le même chemin. D'où la figure récurrente de l'escalier dans le film.
Lorsque Lisa revient sur les lieux de leur seule nuit d'amour, elle retrouve le 
fleuriste, le restaurant, tout est là et n'est plus comme avant, la magie est partie, reste la mélancolie, et les violons reprennent le thème qui était joué au piano au début par Stefan.
Il y a (cf ci-dessus) 
- les escaliers droits chez son mari, (vie droite, rangée). « You have a will. That’s romantic nonsense » lui dira le diplomate; 
- le grand escalier de l’Opéra de Vienne (ci-contre).
- l'escalier tortueux qui mène à la garçonnière de Stefan. Du haut cet escalier, à 17 ans, Lisa voit Stefan rentrer d'une soirée avec une femme qui a l’air d’être en robe de mariée et qui rit doucement.
Puis dix ans plus tard, on a le même plan sur elle qui monte avec Stefan pour la dernière fois. Ce n'est pas bon signe. 

« If this letter reaches you, believe this : that I love you now as I always loved you. My life can be measured by those moments I had with you and my child. If only you could have shared those moments… If only you could have recognized what was always yours… could have found what was never lost… if only…”
Coup d’archet dans le cœur, Stefan relève la tête, les larmes coulent sur ses joues… Et on revoie avec lui tous ces moments nimbés d'humidité 
(sentimentalité larmoyante ? pas pour moi), avec, en fond, l'écho irréel de la musique.

Jeu des regards dans la loge de l'opéra : son mari, derrière elle, voit qu’elle regarde son ex-amant.

Mouvements de caméra longs et complexes : 
- l'emménagement de Stefan au début, 
- la rencontre arrangée par son beau-père avec un jeune lieutenant à Linz (ci-contre), 
- son arrivée à l’opéra jusqu’à qu’elle croise le regard de Stefan : énorme quantité de mouvements improvisés au milieu de la foule, projecteurs suspendus, 
décor entièrement mobile, multiples changements de focale.

Petits mais non moins magnifiques mouvements de la caméra, dans la scène où Lisa parle à son fils alité, le soir : on avance légèrement vers elle qui se retourne vers le mur pour cacher sa tristesse, épaule nue…

"Paradoxalement l'invention par Ophüls du prologue et de l'épilogue, le duel dans lequel va mourir Stefan, au lieu d'accentuer la radicalité de la mort, rapproche enfin les amants. C'est en effet par ce moyen, son propre sacrifice, que Stefan rend enfin hommage à Lisa. Il retrouve le sourire et l'admiration de Lisa et la rejoint dans la mort. Ophüls réconcilie donc in fine Lisa et Stefan en s'éloignant de la fin de la nouvelle de Zweig." (Jean-Luc Lacuve).

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